La Grande Guerre en Anjou

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La passion de notre frère le poilu

Les Archives départementales de Maine-et-Loire s’associent à la commémoration nationale du Centenaire de la bataille de Verdun qui sera célébrée dimanche 29 mai 2016. À cette occasion, elles diffusent sur leur site internet un témoignage poignant et authentique de cette terrible bataille, par la voix et les mots de l’Angevin Marc Leclerc.

Les mots et la voix de Marc Leclerc

La passion de notre frère le poilu, par Marc Leclerc

C’était ein pauv’ bougre d’Poélu,
qui s’en allait sous la mitraille…
Vantié ben qu’î n’aurait voulu
être en aut’ part qu’en la bataille ;
mais, du moment qu’ fallait qu’î n’y aille,
ben, î n’y allait, tout simplement,
sachant ben que, contr’ sa misère,
ya point à fair’ de raisoun’ment,
et qu’ les gâs qui cultiv’ la terre,

c’est leur devoir ed’ la défendre,
s’raient-îs territoriaux fourbus…
C’est point difficile à comprendre
qu’tout l’mond’ peuv’ point fair’ des obus :
Faut êt’ouverrier, ou notaire,
pour fair’ son D’voér sur l’ front d’ l’arrière !
… Dam’,ya pus d’ risqu’ sûs çui d’ l’avant :
les obus qu’on voét, l’ pûs souvent,
quant’ on est qu’ein pauv’ fantaboche,
c’est ceuss’ que vous envoy’ les Boches…
…les nôtr’, ça r’gard’ nos artilleurs…
à c’ qu’îs dis’, îs sont cor meilleurs !...

L’ Poélu, ovec ses camarades,
s’en allait en corvée d’ grenades :
I fesait un temps ben maussade,
nuit noér’, d’la neige et du varglas :
on s’ foutait par terre à chaqu’ pas,
en butant dans les trous d’ marmites,
et qués trous… ben sûr, pas des p’tites !
Pûs qu’on allait, pûs qu’yen avait…
on n’aurait dit qu’î n’en pleuvait !

V’l’à qu’ tout-à-coup un deux cent dix
éclate à pas vingt-cinq mètr’ d’eux…
L’ Poélu crie : « J’ sis touché, mon Guieu !... »
Et sûs les g’noux le v’là qui glisse,
et pis qui s’en va à l’envars,
ovec son pouv’ coûté ouvart,
et son sang qui coulait par terre…
Au caporal î dit : « Gas Pierre,

« faut qu’ tu prévienn’ ma femm’ chez nous :
« dis n’y d’abord que j’ sis malade…
« pour qu’a n’ sach’ point ça tout d’ein coup…
« en mon port’-monnaie… y a cent sous…
« ça s’ra… pour les copains… d’l’escouade…
« pis… faut prend’ mon sac… de… grenades… »
Pis, ayant dit son testament,
î rendit son âm’ tout douc’ment…

V’là dans la nuit l’âm’ qui s’envole :
en l’ fin fond du Ciel, sans boussole,
a n’a vit’ trouvé l’ Paradis :
y avait saint Pierr’ sûs l’ pas d’ la porte,
qu’était en train d’ battr’ ses tapis,
et qui crie d’abord d’eun’voéx forte :

« Essuyez vos pieds en entrant,
« et prenez l’ collidor à drète…
« c’est en l’ bout, la Sall’ du Jug’ment…
« vous n’attendrez sûs la banquette !... »
L’ Poélu, î n’y va en tremblant :
Y avait en l’ fond ein ang’ tout blanc,
qui n’ya d’mandé son matricule,
son nom, son âge, et tout l’ fourbi !
L’ pauv’ gas en restait ébaubi,
dret en l’ mitan du vestibule ;
î n’était là dempis queuqu’temps,
quand l’Ang’ n’y dit : « On vous attend ! »

Le v’là dans ein’ magnièr’ d’église
coume î n’avait ren vu d’ pareil :
ça n’était que dor et varmeil…
enfin, en l’ fond, le v’là qu’avise
l’ Bon Guieu, assis sûs n’ein soleil,
enter le Christ et la Boun’ Viarge,
et d’ chaqu’ coûté, six boéssaux d’ ciarges ;
pis des tas d’ saints, ein p’tit pûs bas…
y avait surtout des saints soldats,
ovec des casqu’ et des cuirasses :
Saint Georg’, saint Hubert, saint Michel
sûs son guiâbl’ qui fait la grimace,
Saint Léonard et saint Marcel,
Saint Charlemagne ovec sa barbe,
Saint Martin, saint Sulpic’, saint’ Barbe,
qui manœuvrait son p’tit canon,
Saint Maurice et ses compagnons,
et Jeann’ d’Arc ovec sa bagnière…
En voyant tous ces militaires,
l’ Poélu s’ dit : « C’est l’ conseil de guerre !...
« ya des chanc’ que j’ vas écoper !... »
Mais y avait pas à s’échapper :
tout d’ suit’, c’ fut l’interrogatoère :

« Voyons, racont’ moé ton histoère ! »
? Que dit l’ Bon Guieu au pauv’ Poélu, ?
« Qué qu’tu fesais avant la guerre ?
« ? Ben, mon Guieu j’ cultivains la terre…
« c'est un méquier qu’enrichit guère,
« et j’étions pas trop rich’ non pûs ;
« mais on s’ suffit quant’ n’on travaille :
« ma foé, j’ vivions tous sans trop d’mal ;
« j’avions ein’ paire d’bœufs, ein ch’val,
« ein’vache, ein’femme, et queuqu’ volailles,
« et ein gorin, sauf vout’ respect…
« ? Ah ! qu’ dit saint Antoin’, ça m’connaît,
« les gorins !... sois béni, mon frère ! »
Mais l’Bon Guieu fronça les sourcils,
et saint Antoine, î s’ fit tout p’tit…
« ?Et dempis qu’ t’étais militaire,
« as-tu point trop souvent fauté ?
« ? Ben, mon Bon Guieu, ni trop ni guère,
« pour ben vous dir’ la vérité :
« I m’a arrivé d’ prendr’ la cuite,
« mais faut vous dir’ que j’ sés Ang’vin,
« et pis, c’était d’ si triste vin
« qu’ la faute, a doit en êtr’ pus p’tite ! »
…V’là que l’ Pèr’ Noé, l’ patriarche,
S’écrie : « C’est point ben grand péché…
« si y avait qu’ moé pour l’empêcher,
« j’dirais des foés : En avant, Arche ! »
« ?Eune aut’ foés, j’ons eu d’ la prison,
« mais moi, j’crais ben qu’ j’avains raison :
« j’avains déchiré ma culotte…
« alors, moé, pour y r’mettre ein fond,
« pour qu’on n’ voéy’ point mon pauv’ croupion,
« j’ons coupé les pans d’ ma capote…
« et l’ capiston m’a foutu d’dans
« rapport qu’ j’avains fait du dommage
« aux effets du gouvarnement ! »
Saint Martin dit « Assurément,
« j’en avais point fait davantage
« l’ jour ou qu’ j’ai coupé ma tunique
« pour couvrir ein paralytique,
« et moé, on m’a canonisé !... »
« ?Moé, qu’ dit l’ Poélu, îs m’ont bésé…
« seur’ment, j’m’étains couvart moé-même,
« faut crair’ que c’est ein oût’ système !...
« ? Eine auter’ foés, j’ons eu tant d’ poux
« qu’ j’ons jamais pu les occir tous.
« ? Moé, j’ les gardais, dit l’ bon saint Labre ;
« fallait fair’ coum’ moé, et t’ gratter
« en cultivant l’humilité ! »
Mais saint Michel, l’air dégoûté,
l’ fit circuler à coups d’plat d’sabre.

« Enfin, Seigneur, si j’ons fauté,
« j’ons eu aussi ben d’la misère
« et ben d’ la peine à supporter ;
« j’ons souffert de ben des magnières :
« d’ la faim, d’ la fret’, d’ la chaud aussit !
« j’ons point terjoûs dormi la nuit ;
« j’ons ben souvent, au long des routes,
« traîné mes pauv’ pieds écorchés
« tell’ment longtemps j’avions marché,
« en pardant ma sueur à gross’ gouttes
« sous l’ poids du sac qu’était si lourd !...
« Ya meime eu des foés, en les côtes,
« que j’ons porté les sacs des aut’es,
« malgré qu’ moi-meim’ j’étions ben las !... »

Et saint Simon disait tout bas :
« Comm’ nous, Seigneur, au Golgotha !... »

« Enfin, me v’là d’vant vous astheure :
« J’ sés eune âm’ sans corps et sans d’meure ;
« Seigneur, Seigneur, si j’ons fauté,
« l’aurais-j’ donc point assez rach’té ?...
« j’ons pus d’ sang, et me v’là tout blême…
« voéyez la plaie à mon coûté !... »

Saint Thomas dit : « En vérité,
« Seigneur Jésus, c’était la même ! »

Et coum’ le Bon Guieu n’ disait ren,
V’là que l’ Poélu montra d’ la main
le manteau bleu d’ la Vierge Mère,
la grand’ barbe blanche à Dieu l’ Père,
et la rob’ rouge à Not’ Seigneur,
et dit : « Voélà mes trois couleurs !
« C’est les trois couleurs de la France,
« et c’est pour ell’, tout’ mes souffrances :
« c’est les couleurs de mon Drapiau,
« les trois couleurs de ma Patrie
« pour qui j’ m’ai fait trouer la piau ;
« c’est pour ell’ qu’ j’ai pardu la vie,
« et c’est pour ell’ que j’ sés d’vant vous,
« Père Eternel, sûs mes deux g’noux ! »

Et voélà que l’ Bon Guieu sourit,
Et qu’ darrièr’ lui le Ciel s’ouvrit…

Et l’ Poélu vit qu’ parmi les Anges
î s’avait produit du mélange :
Y avait assis en parmi d’eux
des tas d’ Poélus, l’air ben heureux,
ovec des capot’ bleu d’azure
qu’avaient l’air d’êtr’ fait’ sur mesure,
et, sûs la têt’, des casqu’s en or ;
chaqu’ein n’avait eun’ grand’ pair’ d’ailes,
pour aller partout sans effort,
sans pûs jamais mouiller ses s’melles,
Et pour pouvoér fair’ trent’six lieues
sans pûs jamais avoér d’ampoules…

Et l’ Poélu s’assit dans la foule
en chantant d’ tout cœur ovec eux :
« Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! »
tandis qu’ les Ang’s, dans la lumière,
leur répondaient d’ tous les coûtés :
« Et que la Paix séy’ sur la terre
Pour les homm’ de boun’ voulonté ! »?

Marc LECLERC

 

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